Naviguant de bon matin sur les vagues de la toile, nous tombons sur une discussion de 2009, dans un forum. Les interlocuteurs sont cultivés polis et convaincus, et la discussion par conséquent assez intéressante. Il s'agit de décider si l'appellation "art martial traditionnel coréen" peut s'appliquer avec raison ou pas, au Soo Bahk Do.
Nous avons dans les pages de ce blog été travaillés par la question et avons à plusieurs reprises essayé d'éclairer le terme "tradition" (tradition 1, tradition 2, tradition 3) qui est la cause de bien des malentendus. Pour l'un des interlocuteurs du forum, si l'on ne veut pas abuser du terme "tradition" il faudrait quantifier ce qui, dans une pratique est traditionnel et ce qui est moderne. Et à partir de ce pourcentage, valider si c'est un art moderne ou traditionnel. Savant dosage, qui ressemble à la pesée des âmes après la mort pour savoir si on les envoie en enfer ou au paradis. "Soit on fait du traditionnel, soit on fait du moderne", dit le même interlcuteur.
Pour avancer et essayer de mieux comprendre de quoi on parle, on devrait commencer par dire que tous les arts martiaux coréens, sous la forme que nous avons reçue sont et ne peuvent être que modernes.
- D'abord du simple fait qu'ils nous sont parvenus, à nous occidentaux de bonne volonté (mais tendanciellement un peu paresseux et distraits quant à l'exigence d'un art asiatique). S'ils nous sont parvenus, c'est que quelque chose a permis qu'ils circulent d'une part, et qu'ils s'implantent d'autre part. Ce qui permet leur circulation, et donc leur conservation dans d'autres espaces que leur lieu d'origine, c'est un certain type de formalisation. Nous entendons par formalisation un programme d'enseignement fixé, correspondant à des niveaux, niveaux validés par des grades (ceintures ou autres), qui permet à l'élève de se rendre compte de sa progression. Peut-on imaginer un art martial coréen où un élève resterait ceinture blanche toute sa vie de pratiquant, jusqu'au jour lointain où peut-être le maître lui proposerait d'enseigner à son tour ?
L'occidental a un besoin viscéral de se sentir progresser, c'est-à-dire de recevoir la marque visible de sa progression ; il a aussi un fort besoin de se différencier, c'est-à-dire d'être reconnu pour lui-même. Enfin, il a besoin de frontière ou séparation symbolique : la ceinture noire, dans l'imaginaire occidental est la frontière entre le pratiquant lambda, et le bon pratiquant.
Ainsi ce système protocolaire des grades et ceintures que nous aurions de prime abord tendance à considérer comme "traditionnel" pourrait bien plutôt être vu comme ce qui est moderne, parce qu'il a permis que des élèves occidentaux en nombre consistant, s'investissent dans une pratique.*
Mais pourrait-on nous objecter : ce système est ancien, et existe depuis longtemps dans certaines disciplines. Oui, certes admettons. Mais ce système de grades prend une autre signification en Occident. On peut très bien penser qu'en Asie, traditionnellement, recevoir un grade a une signification telle qu'elle induit dans le même temps des obligations par rapport au groupe : responsabilité, maintien d'une cohésion, éducation des plus jeunes recrues. Dans nos pays de l'Ouest, de nos jours, celui qui reçoit une ceinture noire ou l'équivalent voit d'abord (et souvent presque exclusivement) la récompense de ses efforts et sa réussite propre. Si on lui dit qu'il doit s'engager dans telle ou telle tâche d'édification du do-jang, il le comprend comme quelque chose qui vient de l'extérieur, et comme une contrainte, mais non pas comme faisant partie intégrante de son grade. Faire comprendre à un occidental que sa réussite propre doit être en dialectique étroite avec ce qu'il rend au groupe qui le lui a permis est un grand travail auquel probablement, tous les instructeurs d'arts martiaux dits "traditionnels" sont au prise quotidiennement.
- La seconde raison pour laquelle on devrait dire que tous les arts martiaux coréens sont modernes est que la notion même d'art martial coréen peut être questionnée. Si l'on prend les processus de diffusion des techniques et des pensées en Extrême-Orient, on s'aperçoit qu'ils n'ont été possibles qu'à condition que la question nationale soit minorée voire ignorée. Savoir si telle technique de céramique était coréenne ou japonaise n'était simplement pas une question. Ce qui l'était par contre, c'est qu'elle était nouvelle, qu'elle produisait de beaux objets. Phénomène identique pour la diffusion du Ch'an (Zen) chinois au Japon et en Corée. Qui voulait s'instruire à la source sur le bouddhisme devait se rendre en Chine (voir dans ces pages les articles concernant Dôgen ou Choi Chi-won). Et les chinois eux-mêmes, pour avoir ces connaissances ont dû aller les chercher (voyages, traductions ...) comme en témoigne le roman de Wou Tch'eng-en Le singe pèlerin ou le pèlerinage d'Occident.
La modernité de la Corée, c'est de faire des arts et produits culturels un espace d'affirmation nationale. Ce besoin d'affirmation qui va aisément jusqu'au nationalisme s'explique notamment par l'histoire de ce petit pays, récente avec la douloureuse occupation japonaise de 1910 à 1945, puis la séparation en deux espaces, Sud et Nord après la guerre de Corée. Mais si l'on va un peu au-délà, on doit se rappeler que la dynastie Yi qui dura la bagatelle de 6 siècles fut pendant longtemps inféodée à la Chine. Que les invasions japonaises furent nombreuses etc.
De ce point de vue, on peut aisémant comprendre que les japonais n'apprécient guère que l'on fasse remonter les sources de l'Hapkido à l'Aikido. La vision aristocratique de l'art des japonais, très sensible dans l'Aikido et la personalité religieuse de Maître Ueshiba ne correspondent guère à l'esprit de l'Hapkido d'aujourd'hui, qui se veut viril, efficace et tout désigné pour les interventions de police.
Mais alors quel sens cela peut-il avoir de parler d'art martial traditionnel coréen ?
C'est ce que nous essayerons d'expliquer dans ces pages lors d'un très prochain article.
*Le fait de chercher à obtenir suffisamment d'élèves rattachant l'art martial à la modernité.